J’ai écrit cette lettre / réflexion en 2008 à Piero Terracina. Nous étions tous les deux abonnés à une Mailinglist “RE-esistenze”, qui traite des questions liées à la mémoire de la résistance hier et aujourd’hui et aux déportations de la Seconde Guerre mondiale.
Piero Terracina, un survivant du camp d’Auschwitz, en réponse à une contribution qui soulignait un peu la surexposition médiatique du thème de la Shoah des juifs au dètriment d’autres populations elles aussi victimes de cette tragédie, avait écrit à la liste une lettre pleine de colère, où il traitait en quelque sorte ceux qui partageaient cet avis de “camerati”, l’appellatif qu’utilisaient entre eux les militants fascistes.
J’ai répondu par la lettre que je publie ci-dessous. Après laquelle était née avec lui et d’autres encore une discussion riche et sereine, qui fut reprise dans plusieurs journaux et revues en ligne.
Pour ceux qui lisent l’Italien, ils peuvent lire une partie de cette discussion en cliquant ici.
À l’occasion de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, je republie cette lettre dans une version légèrement «allégée» de divers détails et parenthèses liées au contexte italien de l’époque (2008). J’ai laissé l’essentiel de la lettre. Et comme elle parle aussi de l’Algérie et de mon père, je la traduit en français pour la partager avec amis et parents.
Pendant ce temps, Piero Terracina est décédé en 2019. Mon père, lui, nous a quittés en 2014.
Et moi, qui suis encore là, je serre leur mémoire bien fort contre mon cœur, en espérant que là où ils se trouvent, ils aient enfin trouvé, tous les deux, la paix et le repos qu’ils ont bien mérités.


La lettre
Turin, 3 octobre 2008
Cher frère,
Je vous écris cette lettre, qui sera longue, je crois. D’abord parce que j’ai du mal à synthétiser, et puis parce que ce dont je veux vous parler est une chose sérieuse et les choses sérieuses demandent du temps et de la patience. Je vous présente donc mes excuses à l’avance et vous remercie de votre patience.
Je m’appelle Karim Metref. Je suis un citoyen algérien. Je vis en Italie depuis dix ans maintenant et j’espère pouvoir y rester longtemps, si le climat socio-politique le permet …
J’insiste sur ce détail pour diverses raisons. L’une d’elles est le fait qu’en passant d’Algérie en Italie, j’ai pu voir les choses sous des angles différents. Et peut-être que si j’étais resté en Algérie, je n’aurais même jamais pensé aux choses que je m’apprête à écrire.
En lisant votre lettre, j’y retrouve les mêmes paroles que mon père utilise parfois.
Né en 1935, il avait 19 ans lorsque la guerre d’indépendance a éclaté en 1954. Il a rejoint très tôt le réseau civil de soutien à la résistance. Mais dénoncé par un camarade soumis à la torture, un jour, il a été arrèté et emmené au poste militaire de la Commune.
Les premiers jours de détention ont été les plus terribles. Cette période probablement courte mais interminable pendant laquelle l’armée ne communique pas votre arrestation à la justice et vous garde caché dans une cave pour essayer de vous soutirer le plus d’informations possible, c’est la plus dramatique pour les nombreux prisonniers de cette guerre et je suppose aussi de toutes les autres.
Cela n’a pas dû durer plus de deux ou trois semaines, peut-être un mois. Mais quel mois!
Un mois au cours duquel mon père a été soumis à toutes sortes de tortures: électricité, eau, froid, humiliations de toutes sortes… Mais ce qui l’a fait le plus souffrir a été de voir son père et ses frères tabassés et humiliés devant lui. Et puis les raids nocturnes des soldats à la maison de ses parents…
Toutes ces choses mon père les a vues et subies. Mais il se considère chanceux, car – comme vous le dites, vous même – lui il a survécu. Des centaines de milliers d’autres, en revanche, y ont laissé leur peau. presque un million sur 9 millions c’est beaucoup. Un bilan qui n’a rien à envier aux carnages de la deuxième guerre mondiale.
Un mois, peut-être moins, mon père est resté dans cette cave et pourtant les rares fois où il en parle, même aujourd’hui que plus de cinquante ans se sont écoulés, il semble sortir tout juste de la salle de torture. La douleur est toute entière là… Intacte!
Il est évident que, même aujourd’hui, il est impossible de réduire l’étendue de sa souffrance. Il est évident que, pour lui, notre peuple est celui qui a le plus souffert dans l’histoire de l’humanité et que la France est le mal absolu. Point.
C’est la loi du “avec nous ou contre nous”.
Il n’y a rien entre les deux. À mon père, on ne peut pas mentionner une erreur du Front de libération nationale (et il y en a eu!) Sans prendre du “collabo” c’est comme ça et il ne peut en être autrement.
Alors aujourd’hui, j’essaye de vous dire, à vous, toutes ces choses que je n’ai jamais pu dire à mon père.
Il m’a fallu du temps et des lectures pour clarifier certaines choses dans ma tête. La psychologie moderne m’a beaucoup aidé. Un psychanalyste, en particulier, Bruno Bettelheim, qui a connu lui aussi la souffrance et les camps, m’a beaucoup aidé. Gandhi aussi m’a ouvert les yeux sur certaines choses. J’ai trouvé des éléments de réponses dans ces lectures.
L’une des réponses que j’ai trouvées s’appelle «l’égocentrisme de la victime».
Quiconque est victime de grandes injustices est enfermé dans sa douleur. Il est la victime universelle! Et personne, à ses yeux, ne peut être considéré victime de la même manière et au même niveau.
Il y a quelques années, en tant qu’interprète bénévole et improvisé, j’ai accompagné un ami tibétain qui faisait une tournée de conférences dans le nord de l’Italie. Lors d’un débat, dans le Trentin (région au Nordest de l’Italie), quelqu’un a fait une comparaison entre les deux peuples, tibétain et palestinien, tous deux contraints depuis 60 ans à errer de par le monde …
Et à ce moment, notre homme, jusqu’ici toujours calme et courtois, se déchaîne contre l’intervention du mal tombè.
Il dit qu’il en a marre que cette comparaison soit toujours faite avec la Palestine en Europe . Qu’il n’y a pas de comparaison possible entre les deux peuples, ni entre les deux questions.
Et c’est à ce moment, au summum de sa colère, que le jugement universel tombe: “De toute façon, nul autre peuple n’a souffert comme le peuple tibétain dans ce monde!” Tout est là. Il ne manque rien.
Il est vrai que tout est affaire de point de vue.
La souffrance des autres est toute théorique, la nôtre est concrète, tangible. En algérien, on dit: «seul celui qui pose le pied dessus sent la braise».
Les autres peuvent bien philosopher et dire qu’après tout, marcher sur un charbon ardent n’est pas si douloureux que ça… Celui qui marche dessus ne peut pas le faire. La douleur envahit tout son être. il est sa douleur.
Mais il est également vrai que de la douleur, tôt ou tard il faut se débarrasser.
Mon père qui a tant souffert ne pourra probablement jamais passer outre. Mais moi je ne la veux pas en héritage. Je ne veux ni sa douleur ni la haine qui l’accompagne.
Et puis les mémoires des grandes douleurs ont cette fâcheuse habitude de se transformer en fonds de commerce. Un commerce toujours tenu par des personnes qui ne l’ont pas vécue, la douleur, mais qui en font tout de même leur drapeau.
Dans mon pays, c’est le régime au pouvoir établi après l’indépendance par des gens qui n’ont pas participé à la guerre, qui vit encore de ce capitale: la lutte et la souffrance de notre peuple.
Emblématique est l’histoire de Bachir Hadj Ali, le grand poète algérien, torturé par les Français parce que résistant et puis par des Algériens fraichement rentrés au bercail à la fin de la guerre, parce qu’«agent de l’ennemi».
Je ne nie pas que mon père a souffert. Je ne suis pas contre lui (même s’il a souvent du mal à y croire). Mais je ne me laisse pas dominer au nom de sa souffrance par ceux qui non seulement ne l’ont pas subie mais y ont même contribué, du moins certains d’entre eux.
Et là, j’arrive enfin à l’essentiel.
La souffrance des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est réelle. Ce n’est pas une invention. C’était un épisode terrible. L’un des plus noirs de l’histoire de l’humanité.
Mais cette souffrance, si terrible en elle-même, a également été utilisèe par les puissances occidentales qui ont réussi ainsi à effacer, en sacrifiant le grand tyran germanique, tout le mal qu’elles avaient fait à travers le monde.
Qui pourrait parler, après la défaite du «grand mal», de ces «petites bricoles» commises par-ci par-là, autour de la planète? La traite des noirs? Le colonialisme? l’anéantissement de peuples entiers dans le «nouveau monde»?
Qui pourrait blâmer De Gaulle, libérateur de la France du nazisme,d’avoir fait massacrer au moins 30 000 Algériens lors des célébrations du 8 mai 1945?
Qui peut parler des soldats sénégalais qui, peu après avoir contribué à la libération de l’Europe, ont été massacrés dans les casernes au Sénégal … pour avoir demandé un salaire égal à celui des blancs?
Les millions massacrés par le Japon en Asie, là aussi au nom de la supériorité raciale? qui a pu en parler lorsque le Japon est devenu un allié dans la nouvelle guerre contre le péril rouge?
Et puis les Italiens en Afrique? Il est vrai qu’ils y sont restés peu de temps, mais dans ce peu de temps ils ont bossé dur. Gaz moutarde aidant…
Une question me vient souvent à l’esprit.
L’Allemagne a payé. peu ou prou, mais elle a payé et continue à payer pour ses crimes (certains, du moins). Mais qui d’autre a payé? Combien la Grande-Bretagne a-t-elle donné à ses anciennes colonies pour les massacres commis ça et là? La France a-t-elle compensé l’Afrique, pour tout ce qu’elle y a fait et prélevé?
Combien devront payer l’Espagne et le Portugal aux Amérindiens? Et les Etats-Unis aux nations africaines et à leur population noire descendante d’esclaves, que devraient-ils donner?
Ou ne sont-ce toutes que des bricoles?
En disant tout cela, je sais que je risque d’être qualifié d’antisémite et de fasciste. Mais, de votre part, je l’accepte. En silence. Tout comme j’accepte sans protester quand mon père me traite de serf de l’impérialisme et de l’occident. Parce que j’ai du respect pour votre douleur tout comme pour celle de mon père.
Mais je souligne seulement, cher frère, que les fascistes, les plus intelligents, les plus dangereux, ont depuis longtemps changé d’ennemi. Tout comme chez nous, les vrais collabo sont au pouvoir depuis un bon moment.
De nombreux “ex” fachos sont allés à Jérusalem. Ils ont mis une kippa sur la têtes et ont même embrassé le mur de lamentations.
Vous voyez, pour les fachos, les plus intelligents, les plus dangereux, la figure de l’ennemi est un outil. Et nous savons tous qu’un bon artisan se reconnaît à ses outils: toujours affûtés, toujours renouvelés… et toujours adaptés à l’époque.
La vieille image du péril juif n’est plus à la mode. Certains vieux nostalgiques la tiennent encore au milieu des boules de naphtaline comme une relique … Mais ce n’est plus le bon outil pour l’époque.
Nous sommes à l’ère de l’ennemi à la carte.
Nous sommes à l’ère de l’Internet et du numérique, cher frère. Télévision à la demande, mais aussi ennemi public à la carte.
Une semaine je vous dis que l’Italie est sous la menace islamique et donc si nous avons besoin de main-d’œuvre à bon marché, importons-la des pays chrétiens, comme nous!
Le lendemain, je vous expliquerai que les immigrés de l’Est ont le gène de la violence dans le sang et qu’ils sont donc l’ennemi du jour. Chasse ouverte.
Les autres? ceux de la semaine passée? Et bien vous les gardez de côté, pour les semaines prochaines.
Et puis, en réserve pour les jours de panne, il y a toujours l’éternel danger du gitan voleur d’enfants!
Qui a encore besoin de la vieille icône du juif maléfique? Avec tous les risques d’être signalé de toutes parts comme raciste, antisémite, etc., quand il y a des racismes autorisés. Certains même fortement recommandés (notamment lors des élections).
En résumé:
J’ai du respect pour la souffrance de mon père et j’ai du respect pour la vòtre! Mais je ne veux pas mesurer lequel de vous est plus victime que l’autre.
Je ne veux pas entrer dans les comptes et les pourcentages. Je ne veux pas et je ne peux même pas déterminer qui a payé le prix le plus élevé à la méchanceté humaine. Méchanceté qui existe dans le nazi-fascisme, qui existe dans le colonialisme, mais qui a toujours existé avant et continuera d’exister après.
Je ne veux pas jeter vos souffrances aux oubliettes. Je ne prétends pas qu’il n’y a rien eu. Non!
Mais je ne veux même pas accepter qu’il n’y a rien eu d’autre. Ou qu’il n’y a plus rien d’autre. Je ne veux pas être ébloui par ceux qui brandissent la vérité de mon père et la sienne, pour obstruer ma vue et me faire croire qu’il n’y en a pas d’autre. Et pour cacher tout ce qui pour eux serait trop compromettant.
Je veux voir celles-ci, de vérités, et d’autres encore. Je prends cette liberté et j’accepte le risque d’être appelé “collabo” et “antisémite”.
Bien à vous, avec amour et respect.