Si je vous ennuie avec ces histoire, c’est la faute du merguez. Tout a commencé à cause de ma passion pour le merguez. Une des choses qui me manque le plus ici en Italie. Je n’en achète jamais parce que les boucher maghrébins de Turin sont tous originaires d’une région du Maroc où apparemment les merguez n’existent pas. Oualou! Certain ne les connaissent même pas. D’autre les font, mais ils ne sont pas bons. Un vrai désastre. Mais de temps en temps je suis pris d’une telle envie de merguez, que j’entre chez le premier fast-food susceptible d’en avoir et je commende un sandwich merguez avec beaucoup de harissa. Le “beaucoup de harissa” sert à faire sembler bons même les pires cochonneries.
Il y a quelques jours, donc, pour la raison citée ci-dessus, j’étais assis dans un fast food marocain, dans le quartier de San Salvario à Turin. En attendant mon sandwich merguez avec beaucoup de harissa, pour passer le temps, je tends l’oreille vers la petite radio que le cuisinier tenait allumée dans un coin. J’entends une voix familière. Une voix qui me ramène à mon adolescence. Cheb Hesni qui chante “Tal ghiyabek ya ghzali”. Et je ne sais pourquoi, je me rappelle qu’on est plus ou moins à la même période de l’année où Hasni avait été tué: fin septembre.
Juste pour parler un peu, je dis au cuisinier: «Celui que vous écoutez là est mort il y a exactement 21 ans maintenant.”
Il semble embarrassé, et en s’excusant presque, il dit: La radio n’est pas à moi. C’est le jeune homme qui était en service avant moi qui l’a laissée allumée.
– Pas de problème, l’ami – dis-je -, je vous l’ai dit, juste comme ça, pour dire.
– Mais il est vrai- continue le cuistot – il est mort depuis longtemps, mais beaucoup l’écoutent encore. Dieu me pardonne, mois aussi je l’ai écouté autrefois.
– E Alors? – Je réponds, sur un ton un peu agacé- Qu’est ce que Dieu doit vous pardonner? Moi aussi Je l’écoute et je ne demande pardon à personne.
– Non. Rien, rien – dit le cuisinier, de nouveau embarrassé , l’ai dit comme ça… Chacun fait ce qu’il veut.
Puis il se remet à triturer la nourriture sur sa plaque de cuisson en silence. Et moi je me remets à réfléchir à cette discussion, à Hasni, son histoire, son assassinat, à L’Algérie, au monde où nous vivons…
Hasni, moi je ne l’aimais pas, je ne l’ai jamais aimé, mais je réalise que 20 ans après sa mort, il y a des gens qui justifient en quelque sorte son assassinat et qui doivent se justifier de l’écouter. Parce que il l’écoutait, le cuistot, et comment! Voilà pourquoi j’ai décidé d’écrire ce post à sa mémoire.
Hasni Chakroun, alias Cheb Hasni assassiné à Oran le 29 Septembre 1994 parce qu’il chantait le rai, parce qu’il chantait l’amour. Parce qu’il chantait la vie.
Au début des années 90, les deux stars suprêmes du rai, Khaled et Mami, volent vers d’autres cieux et se consacrent à la carrière internationale. En Algérie, une jeune génération de Cheb de “second choix” occupent la scène: Hamid, Kader, Houari Ben Chenet, Fadhila… . Parmi eux, il y en a un, Hasni, qui se distingue particulièrement. Il n’a pas la voix exceptionnelle des khaled et Mami, mais il émerge par sa cohérence et sa diligence au travail.
Cheb Hasni est un ancien joueur de football. Il est né et a grandi dans le quartier populaire de Gambetta à Oran. Comme Asterix dans la potion magique, il est tombé dans le chaudron du Rai dès petit. Il n’a pas le Physique du crooner. sa voix fluette contraste avec un corps et une face de boxeur. Mais il sait ce qu’il veut et il travaille dur pour l’obtenir. Il écrit et chante des paroles toujours sentimentales: l’amour désespéré, l’amour trahi, l’amour impossible, nostalgie de la bien-aimée … Sa voix un peu geignarde convient bien aux lamentations. Il en fait une spécialité.
Il reprend en arabe dialectal tous les succès internationaux de la pop occidentale et orientale: De Madonna à Julio Eglesias, De Amrou Diab à Mayada Hannaoui. Rien n’échappe à Cheb Perroquet, comme le surnomme à l’époque Ryme, la célèbre DJ de Radio Alger Chaîne III. Hasni sait que son talent est limité et comme tous ceux qui savent reconnaître leurs limites, il bosse beaucoup pour compenser. Il produit d’énormes quantités de chansons. Une blague, de ces années là, parle d’une adolescente qui entre chez un vendeur de cassettes et demande: Vous avez le dernier album de Hasni? – Lequel? Celui de ce matin, nous l’avons – dit le vendeur – mais si vous attendez un peu vous allez prendre aussi celui de l’après-midi.
Après quelques années, Hasni devient le crooner par excellence en Algérie. Après Khaled et Mami, lui aussi est consacré roi: «Le Roi de la musique sentimentale”, récitent les horribles posters affichés dans les magasins de cassette.
Il était devenu l’idole de tous les adolescents et les adolescentes en chaleur, tous les amoureux, en particulier les désespérés, les déçus et ceux, très nombreux chez nous, qui pratiquent l’amour à distance, sans jamais oser se manifester.
Pendant ce temps, les années quatre-vingt se terminent et commencent les années quatre-vingt-dix. La nouvelle décennie semblait bien partie. Après 30 ans de parti unique, le pays s’ouvre au pluralisme politique et culturel. Mais l’expérience démocratique est courte. Le fruit était taré à la naissance. Le germe de l’intégrisme se propage en toute vitesse. Au début de 1992, les barbus raflent tout aux élections législatives et promettent un changement radical du mode de vie, l’armée arrête le processus électoral et la guerre éclate. Les groupes islamistes radicaux commencent leur vague de terreur. Mais ils ne tuent pas seulement des soldats et des policier. Ils veulent intimider la société et ils s’en prennent à tous les symboles de la société laïque: intellectuels, acteurs, peintres, musiciens … Et Hasni aussi, pour eux, est un symbole. Ce n’est pas un intellectuel, ce n’est pas penseur, ni un militant. Mais il est dangereux pour eux. Il casse les tabou, il chante ouvertement tout ce que eux veulent cacher. Mais surtout, il trouve son auditoire dans leur terrain de chasse favori. Hasni est généralement écouté par les jeunes avec un faible niveau d’instruction: le vivier de l’intégrisme.
Mais le meurtre de Hasni, au lieu de le supprimer, a fait de lui une idole absolue. 21 ans après sa mort, il est toujours l’un des chanteurs les plus écoutés en Afrique du Nord.
Moi, je ne l’écoutais pas à l’époque et je ne l’écoute pas plus maintenant. Je trouve ses chansons monotones, ennuyeuses. vides. Mais je sens le besoin de défendre sa mémoire. Parce que, comme je l’ai dit au cuisinier de San Salvario: le Pauvre Hasni ne nous a laissé que de la musique. Une montagne de musique. De moindre qualité, certes. Mais il n’a fait de mal à personne. Peut-être même qu’à quelques désespérés il a même fait du bien.
Mais ceux qui l’ont tué, eux, que nous laissent-ils?
Des cendres! Rien que des cendres. Ils mettent nos pays à feu et à sang et il ne reste que des cendres après leur passage.
Voilà pourquoi je dis, comme disent ses fans nostalgiques, après un long soupir: Allaaaaaah yerrahmak ya Hesni! Que Dieu t’accorde sa miséricorde, Hasni.