Décès à Paris de la voix algérienne devenue le symbole vivant de l’identité amazigh. Une vague d’émotion traverse l’Afrique du Nord qui le salue comme un parent.

(Traduction de l’article publié en dernière page du quotidien national italien Il Manifesto)

S’il te plait ouvre moi la porte, Père Inouva
fait tinter tes bracelets, Ghriba ma fille
J’ai peur de l’ogre de la forêt, Père Inouva
J’en ai peur moi aussi, Ghriba ma fille.*

*refrain de la chanson « A Vava Inouva ». Texte Ben Mohamed, musique et voix Hamid Cheriet-Idir. Ed. Oasis, Alger, Pathé Paris.1976

QUAND LA CHANSON DE Vava Inouva est passée les premières fois à la radio algérienne, vers 1973-74, j’avais 6 ans. Ce fut un vrai coup de foudre, et dès ce jour, pour moi comme pour des millions de Nord-Africains, il suffit d’entendre les 11 premières notes de la chanson pour avoir la chair de poule et retomber dans le monde des souvenirs et de la nostalgie.
A Vava Inouva qui deviendra plus tard un succès international, était chantée par un jeune algérien, Hamid Cheriet. Un étudiant en géologie, qui, en attendant de terminer ses études et aller travailler dans le Grand Sud algérien à la recherche de pétrole, fréquentait les milieux artistiques d’Alger, grattant de la guitare et écrivant des chansons.

TOUT A COMMENCÉ parce qu’un soir, Nouara. une diva de la chanson kabyle de l’époque, malade, ne s’est pas présentée au théâtre de la radio nationale.

Lors d’une soirée diffusée en direct, elle devait chanter «Rsed rsed ay ides» (viens sommeil, viens), une berceuse traditionnelle que le jeune Hamid avait adaptée avec des arrangements modernes.

Pour couvrir le trou dans la programmation, le compositeur monte sur scène et la chante à la place de Nouara, utilisant pour se présenter un pseudonyme, Idir, inventé sur place.

Les jours suivants, la chaîne en langue amazighe de la radio nationale algérienne fut inondée d’appels téléphoniques. Les auditeurs voulaient réentendre la chanson et demandaient qui était ce mystérieux Idir à la voix si suave.

A partir de ce jour et pour l’éternité, Hamid Cheriet est devenu IDIR, la légende de la musique amazighe.

IDIR EST DÉCÉDÉ À 71 ANS, le 2 mai dernier, dans un hôpital parisien. Sa mort n’a rien à voir avec l’épidémie actuelle de Sars-Cov2. Un emphysème pulmonaire le consumait dèjà depuis quelques temps et il avait atteint la phase terminale après des années de lutte courageuse.

Immédiatement après l’annonce de sa mort, une vague émotionnelle a traversé l’Afrique du Nord et sa diaspora à travers le monde.

Les hommages continuent d’arriver de toutes parts. Simples citoyens, intellectuels, politiciens artistes de renommée internationale … Qui ne le connaissait pas, voyant le flot continu d’hommages sur les réseaux sociaux, se demande: mais qui était-ce donc? qu’aurait fait cet homme à l’apparence si banale pour mériter tout cela?

POUR COMPRENDRE LA DIMENSION CULTURELLE et, si l’on veut, politique aussi, de Idir il faut retourner en Algérie et en Afrique du Nord dans les années 1960 – 70.

Les pays de la région avaient accédé récemment à l’indépendance et étaient tous guidés par des leaders et des partis liés à l’idéologie du panarabisme, à l’exemple et sous la houlette de l’Egypte de Nasser.

Pour effacer les traces de la domination occidentale, disaient-ils, la culture arabe doit être rétablie ou imposée, par la force s’il le faut.

Les peuples du soi-disant Monde Arabe étaient officiellement arabes et seulement arabes. Mais comme ils ne l’étaient pas, du moins pas tous, alors ils devaient le devenir, point final.

Quand Idir a pris de vieilles berceuses et des refrains traditionnels pour en faire des succès internationaux, dans les rues de Tripoli, Tunis, Alger et Casablanca, Tamazight, langue ancestrale du Maghreb, était politiquement et socialement inacceptable. Il fallait parler arabe ou se taire.

Idir qui ne s’est jamais considéré comme un activiste et encore moins un leader, avec sa guitare et sa voix fluette a commis un acte hautement révolutionnaire. Un geste qui a contribué à relever la tête de millions de personnes opprimées par le déni culturel panarabiste. Nous sommes là, nous existons. Nous ne voulons ni nous cacher ni nous déguiser- disaient ses douces mélodies.

SI LA CULTURE AMAZIGH a quitté la sphère du privé et des musées anthropologiques pour faire partie de la vie réelle, ce n’est pas seulement grâce à Idir, évidemment. Des dizaines d’intellectuels, d’artistes et des milliers de militants ont travaillé, se sont battus et ont souffert pour la reconnaissance de la culture et de la langue amazigh, et beaucoup continuent à le faire, car la reconnaissance totale n’est pas encore arrivée, malgré les nombreuses victoires.

Mais d’un point de vue musical, il ne fait aucun doute que la génération née après A Vava Inouva apprend à accepter son origine comme une valeur et non plus comme une tache à cacher.

Jusque-là, la musique maghrébine était enfermée entre les traditions locales pures et dures et les tentatives de singer les égyptiens, omniprésents dans les médias.

Depuis, elle ose se présenter au monde en valorisant ses traditions mais aussi par une volonté nette de participer à l’universel.

De là arrivent sur la scène mondiale, entre autres, le style Moghrabi des Nass El Ghiwan du Maroc, le Raï de Rimiti, Khaled et Mami, le «Casbah-Rock» de Rachid Taha, le «Rock-banlieue» des Zebda de Toulouse et le «Desert-blues» des Tinariwen et autres groupes touaregs du Mali et du Niger. Tout cela portait,  sur ses frêles épaules, le discret et timide Hamid Cheriet.

JUSQU’À LA FIN, il a toujours répété qu’il n’avait rien fait d’extraordinaire. Il n’était qu’un jeune passionné de musique et de poésie «qui s’est retrouvé au bon endroit, au bon moment et avec la bonne chanson»- disait-il souvent.
Pierre Bourdieu dira de lui que pour les Amazighs, «Idir n’est pas chanteur. Il fait partie de chaque famille». Voilà donc expliquée l’origine de cette vague émotionnelle. Alors que les médias internationaux ne saluent que la disparition d’un artiste de renommée mondiale, des millions de Nord-Africains pleurent celui qui pour eux était un proche, un frère aîné ou un oncle. Tous le saluent, cependant, avec la conviction que si Hamid Cheriet a disparu le 2 mai 2020 à Paris, Idir, lui, restera à jamais vivant dans leur cœur, dans leur esprit et dans leurs chants.